Plus de trente ans après, je vis au Liban mais je n’ai plus de chez-moi. Pour dormir, je passe d’un appartement à l’autre. Depuis deux ans, la Syrie est en guerre et le conflit s’est exporté au Liban. Comme l’écrivent les journaux, « la guerre en Syrie déborde au Liban ». Depuis que le Hezbollah a envoyé ses miliciens au casse-pipe, le pays connaît une vague d’attentats meurtriers. Le parti de Dieu est la cible d’attentats perpétrés par des extrémistes sunnites. Leurs quartiers sont touchés de plein fouet.
Mon travail à la direction du festival du film étranger libanais à Beyrouth en prend un coup, les invités se rétractent, je ne sais plus quoi faire. Un journal new-yorkais me demande de réagir à la situation. Je réponds qu’on doit reporter notre événement, qu’il est trop dangereux d’accueillir des invités dans ce contexte, que nous ne pouvons garantir leur sécurité. Elias et Habib sont déçus par ma décision, ils me racontent qu’eux n’ont jamais annulé un événement, même pendant les pires heures de la guerre. Je leur ai répondu : « Tant mieux pour vous. »
Mes parents sont à Paris, inquiets. Mon père ne veut pas m’appeler pour partager avec moi son inquiétude mais ma mère le fait très bien pour deux. « T’es où ? » m’écrit-elle toutes les heures comme si dans sa tête elle détenait la cartographie des explosions à venir. Comme si me savoir dans cette rue ou une autre la rassurait.
Je suis seul dans l’appartement d’une amie qui est situé dans une banlieue beyrouthine tenue par le Hezbollah. Au Liban, on dit simplement Dahieh pour parler de ces quartiers, ce qui signifie banlieue en français. On emploie rarement ce mot pour nommer des banlieues chrétiennes, on les appelle plutôt par leur vrai nom.
Les fenêtres explosent. Je ne sais pas ce qui du son ou de l’explosion m’a le plus marqué. J’ai été projeté contre le mur. Je me souviens des débris de verre, des feuilles au sol, des assiettes brisées. Je marchais lentement, très lentement comme si chacun de mes pas pouvait faire s’effondrer l’immeuble. J’avais peur qu’une autre explosion retentisse. Par la fenêtre, la vision était sinistre. J’ai reçu un WhatsApp de ma mère :
« Tu es où ?
– Au bureau, pourquoi maman ?
– Une bombe vient d’exploser à Beyrouth.
– Ah bon ? Je ne savais pas. Tu sais où elle a explosé ?
– Oui. À Dahieh.
– OK, je vais allumer la TV. Je t’embrasse. »
Je suis descendu dans la rue avec mon appareil photo. La photo de presse faisait partie des multiples activités que je pratiquais à ce moment-là. J’entendais hurler de toute part, les ambulances étaient déjà là, j’ai posé mon Canon derrière la porte d’entrée de l’immeuble et j’ai accouru vers les blessés. Je portais quand on me demandait de porter. Je déplaçais des débris. Je hurlais intérieurement Ya Aadra, Oh bonne mère. Je comprenais mieux pourquoi mes parents ne voulaient pas me voir partir vivre au Liban.